publié le 10 juin 2022
par asaba
À la fin des années 70 et au début des années 80, la scène musicale dans les bars était très différente d’aujourd’hui. Jouer dans les bars était un emploi et non une vitrine pour des chansons originales. Les bars embauchaient les groupes pour jouer du lundi au samedi, avec une matinée ajoutée le samedi. C’est-à-dire que dans le temps, l’American Federation of Musicians (AFM pour les intimes) avait une présence forte à Sudbury et on signait des contrats avec les bars, habituellement au mois de décembre pour toute l’année suivante. Il y avait un salaire minimum établi selon le bar, basé sur sa capacité totale et sa réputation. Les bars étaient classés sur une échelle d’A Room à C Room.
Plusieurs des meilleurs musiciens jouaient dans les bars pour deux raisons : 1, pour avoir un « salaire » régulier et 2, pour jouer six soirs par semaine. Constamment avoir à apprendre de nouvelles reprises, c’était un bon moyen d’améliorer sa technique.
La strip de la rue Elgin était très connue pour les bars qui avaient des réputations un peu rough. Disons que ce n’était pas des endroits où tu invitais ta famille à venir te voir jouer. Mais c’était aussi les bars qui nous embauchaient pour du vrai cash pour une semaine par mois, comme la Frontenac (maintenant le parking devant l’église Sainte-Anne), la Prospect (maintenant Little Montréal) et la Ledo (toujours là à côté de l’aréna, mais vide).
Il y avait aussi plusieurs bars dans les banlieues, tels que l’Algoma à Chelmsford (la première place à avoir des curly fries), la Star à Azilda, la Dowling Hotel, la Royale à Garson, la New Hanmer Tavern, etc., qui embauchaient les bands les jeudis au samedi. S’il n’y avait rien à Sudbury et aux alentours une certaine semaine, tu pouvais booker des bars à Timmins, South Porcupine, Sturgeon Falls ou North Bay.
Tu étais même mieux payé, mais il fallait coucher dans les band rooms, sur des matelas dégueulasses et souvent en compagnie de petits invités non désirés.
J’ai rencontré plusieurs musiciens extraordinaires dans ces bars-là, comme Gene Dubreuil avec sa guitare en forme de larme, Bob Chalifoux, un batteur incroyable (Homme exponentiel de Stef Paquette, Écho de Jacinthe Trudeau), (Bob qui joue sur l’album Écho de Jacinthe Trudeau et l’album Homme exponentiel de Stef Paquette) Don Reed, violoniste de réputation internationale (Stef Paquette, Chuck Labelle, réunion de CANO) et Paul Chapman, qui était une merveille de 14 ans quand il a commencé à jouer dans les bars (Homme exponentiel, Le Salut de l’arrière-pays). (Don Reed et Paul Chapman – Salut de l’arrière-pays)
Même les gars de CANO jouaient des covers à la Coulson de temps en temps sous le nom The Last Dash for Cash Band. Et les artistes visuels, comme Michel Galipeau, faisaient un peu de cash en vendant des sketchs pendant les matinées.
Les autres musiciens venaient souvent au bar pendant les matinées pour regarder les bands et peut-être voler deux-trois de leurs licks. Les musiciens les plus respectés étaient souvent invités par la band pour jammer. Les matinées étaient aussi les moments ou n’importe qui pouvait monter chanter avec le groupe, une sorte de karaoké mais avec une band. De temps en temps, on offrait le stage à un nouveau groupe qui voulait jouer une couple de tounes. C’était une sorte d’audition pour la personne qui bookait les bands, très souvent le gérant et/ou proprio.
Même si plusieurs de ces bars avaient des réputations de place un peu dangereuse, je peux vous dire que très rares étaient les situations précaires. Les réguliers finissaient par connaître les bands et nous traitaient comme des amis, nous achetant souvent des rondes, et en conséquence, on apprenait leurs tounes favorites, en anglais et français.
J’ai toujours pensé que ces bars-là auraient été des places parfaites pour les comédiens ou les auteurs qui cherchaient des personnages. Il y avait toujours du monde intéressant. À la Frontenac, par exemple, l’éclairage était une seule lampe en métal style retro qui pointait vers le stage jusqu’à ce que la lampe devienne trop chaude, que la vis lâche et qu’elle pointe au milieu du plancher de danse, créant un cercle lumineux. C’est à ce point-là qu’elle arrivait, une femme dans ses soixante-dix ans, habillée comme Bette Davis. Elle ne disait rien, mais on savait par expérience qu’elle attendait qu’on joue une version slow de Stormy Weather, et là elle commençait à se balancer, lentement d’un bord à l’autre, dans une danse avec quelqu’un qui n’était plus là. Une fois la chanson finie, elle disparaissait hors du cerceau de lumière, perdue dans la noirceur du reste du bar. C’était magique. Et il y avait Frank (au moins on l’avait baptisé comme ça), qui venait seul au Prospect chaque jeudi soir, et disait toujours à la waitress « two beers please, one for me and one for my buddy ». Après quelques minutes, il commençait toujours une longue chicane avec son « ami », il l’envoyait chier et il buvait sa bière. En sortant du bar, il disait chaque semaine : Never again!
Mais l’histoire la plus bizarre est quand on a tué quelqu’un avec une chanson. C’était lors d’un gig de la veille du jour de l’An. Durant notre première pause, un homme dans ses quatre-vingts ans nous approche pour nous demander si on connaissait la toune de Willie Nelson, Blue Eyes Crying in the Rain. Je réponds que oui, on la connaît. Il nous explique que ça faisait une couple de mois depuis que sa femme était morte et que c’était leur chanson. Je lui ai dit, « Sure man, on va chanter ça pour toi. » Prochain set, deuxième chanson, on commence à chanter la toune en question. Rendu au deuxième refrain, le pauvre gars tombe raide sur le plancher de danse. Les ambulanciers sont venus, mais trop tard. Ça va sans dire qu’un malaise s’est établi, mais on ne savait pas quoi dire. En retournant chez nous dans la van, silence total. Jusqu’à ce que le batteur, ne sachant pas quoi faire pour alléger la pesanteur, dise tout d’un coup, « Eh bien, je suppose qu’on ferait mieux d’enlever cette toune-là de notre prochain set list. » On a tous ri un peu et ça a fait du bien.
Ce soir là, j’ai rêvé qu’il était au ciel et réuni avec sa femme, comme le suggéraient les paroles de sa chanson favorite. Some day when we meet up yonder / We’ll stroll hand in hand again / In a land that knows no parting / Blue eyes crying in the rain.
Ici prend fin le blogue Quarante ans en musique : la carrière de Dan Bédard !
Merci de l’avoir lu jusqu’à la fin!
Ce blogue a été rédigé par Dan Bédard et révisé par Normand Renaud.
Dan Bédard a œuvré en tant que réalisateur / arrangeur, musicien et directeur musical auprès de plusieurs artistes, dont Michel Dallaire, Jacinthe Trudeau et Stef Paquette. Il a été directeur musical pour plusieurs éditions de « Ontario Pop », du festival « Quand ça nous chante » et de « La nuit sur l’étang ». Au mois de mai 2017, il est présenté avec le Prix hommage pour l’ensemble de son oeuvre comme réalisateur, compositeur, musicien et concepteur sonore, lors du Gala Trille Or à Ottawa mai 2017, et fût récipiendaire du Prix de contribution exceptionnelle aux arts à la Célébration du maire pour les arts à Sudbury au mois de juin 2018.